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Corps, rapports sociaux et ordre moral
Lu sur Bibliolib :"Autour des événements de Mai 68 et dans les années qui ont suivi, on a assisté à une dénonciation de l'idéologie patriarcale et capitaliste et des institutions qui portaient son message : l'école et la famille, notamment pour la répartition hiérarchisée des rôles sociaux entre les sexes ; l'armée, pour entre autres sa mission de "faire un homme" d'un homme ; l'Eglise, pour son discours sur la procréation (mariage, fidélité, devoir, obéissance)... Avec le reflux de la contestation et l'évolution économique et sociale depuis les années 80, on note en ce début de siècle, à côté de constantes toujours à dénoncer, certaines tendances qu'il nous faut analyser pour mieux les combattre concernant l'utilisation de notre corps par le système. On examinera donc ici comment le conditionnement des esprits et, partant, celui des corps s'effectue, puis on tentera de voir les raisons pour lesquelles ce message passe aussi bien de nos jours.
La logique économique primordiale demeurant celle du profit, par l'augmentation incessante des marchés et du rendement au travail, la politique menée par les gouvernants en matière de santé, d'éducation aussi bien que d'orientation économique en est le reflet.


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De quelques modes de conditionnement corporel...

Aujourd'hui comme hier s'opère, pour faire vendre et fonctionner le système, une marchandisation des corps que la pub illustre parfaitement l'élément quelque peu nouveau étant l'utilisation à l'écran du corps des hommes et des enfants, à côté de celui des femmes. En s'appuyant sur certaines aspirations des consommateurs et consommatrices visés par tel ou tel marché, la pub impose et conditionne à un "idéal de vie", à une mise en conformité avec le modèle familial dominant et les rapports imposés entre les sexes. Dans le même temps, elle fait passer un message concernant le corps, avec un refus manifeste de la vieillesse: elle ne montre jamais les personnes âgées que comme ringardes (sauf lorsqu'il s'agit, par le biais d'une bonne grand-mère, de vanter telle confiture censée avoir été élaborée selon une recette d'antan, donc refléter un certain savoir-faire avec un caractère "authentique"). L'image omniprésente est celle d'un corps jeune et lisse, consommateur de light et adepte des fitness et autre aérobic... bref, "sain". La politique en matière de santé et d'éducation suivie par le pouvoir va dans le même sens. La campagne antitabac montre bien l'hypocrisie d'un Etat qui palpe des sommes énormes à travers la vente des cigarettes tout en les présentant comme nocives pour la santé, et en faisant activement la guerre au tabagisme depuis quelques années parce que les gains du tabac ne compensent pas les coûts hospitaliers des cancers du poumon. Elle montre également bien comment les personnes sont limitées/enfermées dans d'étroites marges de choix, par des injonctions autoritaires à ne pas fumer (interdiction pure et simple dans les lieux publics avec amende à la clé, réglementation au travail) et des incitations plus insidieuses, par le discours moralisateur des médias et du bouche à oreille dans les familles et chez les collègues, le maintien d'une unique voiture-cendrier dans les trains comme repoussoir... Le fumeur, qui est de plus en plus souvent une fumeuse, est dénoncé et montré du doigt comme ayant un comportement "déviant". Fumer n'est plus pour les hommes une marque de virilité synonyme de séduction (le tabac chiqué par le héros d'Autant en emporte le vent n'a plus garantie de succès) ; l'idéal masculin servi à la télé est plus longiligne et moins baraqué qu'avant, ce qui ouvre de nouveaux marchés pour les vêtements ou les produits de toilette hommes ; et ce jeune être aux tendances facilement androgynes, de l'espèce "physique de bureau" fortement en extension, apparaît dans sa famille en père attentionné par rapport à ses enfants et à leur avenir (plan retraite et assurance vie). Quant à la fumeuse, déjà désignée comme l'inverse d'une "femme bien", surtout si elle fume dans la rue, elle est culpabilisée et "criminalisée" comme donnant le mauvais exemple et polluant l'atmosphère de ses enfants. Les campagnes antidrogue reflétant la même hypocrisie, avec l'interdiction par le pouvoir de certaines drogues et l'autorisation d'autres aux lobbies puissants, on voit que le conditionnement des esprits et des corps est directement lié à l'intérêt du système capitaliste. A noter au passage que la dissociation du corps et de l'esprit est une idéologie particulière à l'Occident, mêlant la pensée religieuse et la pensée rationaliste ; le système industriel a maîtrisé le corps pour le mettre au travail, et il existe une ligne de démarcation entre lui et l'esprit... alors que la pensée comme la parole sont bien émises par le corps.

Par ailleurs, on assiste à un modelage des corps selon les tâches économiques et sociales attendues. La dextérité dont font preuve nombre de femmes dans l'exécution de petits gestes précis, rapides et répétitifs présente un intérêt économique qui se traduit par l'existence d'emplois "féminins" dans le travail à la chaîne du secteur industriel, et incite à maintenir en l'état l'éducation servie aux petites filles. Le développement depuis un demi-siècle des emplois tertiaires, qui nécessitent en général moins de force physique que ceux du secondaire, induit néanmoins une politique familiale et sociale qui modifie légèrement l'organisation des rôles sociaux ; ainsi peut-on considérer le congé parental récemment voté pour les hommes comme la dernière mesure visant à favoriser la mise au travail salariée des femmes, devenue nécessaire pour accroître les profits capitalistes. Quoi qu'il en soit, la rationalisation dans le travail conserve son caractère totalitaire et passe par une séparation des corps, aujourd'hui tournés de plus en plus vers un écran d'ordinateur. Et le discours servi par les médias sur la nécessité de conformer les corps aux normes en vigueur ne s'arrête évidemment pas aux inégalités persistantes. Par exemple, toutes les bourses n'ont pas les mêmes moyens de remédier à l'obésité, dénoncée à juste titre comme une conséquence de la mauvaise nutrition, mais vantée pourtant activement par les agents de l'American way of life qui en est pour partie la cause.

Les intérêts économiques en jeu sont également visibles sur le terrain d'une médicalisation à outrance. L'individu n'est pas libre de son corps, et subit de nombreuses pressions pour se conformer aux exigences du système. Ainsi en est-il pour la vaccination, les gens non vaccinés étant culpabilisés sur le mode de la contamination qu'ils peuvent apporter aux autres, les enfants étant fréquemment refusés dans les crèches pour cette même raison et les associations de lutte contre la vaccination obligatoire ayant quasi disparu. Avec la dégradation générale des conditions de travail liée à la flexibilisation, l'annualisation..., le stress augmente chez beaucoup de salarié-e-s. Pour tenir le coup, ils-elles marchent aux antidépresseurs et somnifères ; le recours aux médicaments s'accroît sans cesse, et permet les énormes bénéfices des laboratoires pharmaceutiques en même temps qu'il devient la condition pour ces salarié-e-s de réaliser leur travail. De même, le dopage est une nécessité dans les compétitions sportives, les performances exigées à un haut niveau ne pouvant être atteintes par les seules capacités physiques, quelles qu'elles soient. Dans la même logique, des activités et loisirs sportifs sont "proposés" pour maintenir l'outil de travail humain en état de marche : cela va des tables de ping-pong dans les entreprises japonaises aux abonnements à tarif réduit souvent fournis au personnel par les comités d'entreprise, en France, pour les "clubs de remise en forme" type Gymnase-Club. La mise en place de l'outil informatique dans le secteur médical permet également un fichage accru des personnes : la carte Vitale raconte leur vie de A à Z, et le "suivi médical" emprisonne ceux et celles qui y ont droit en les mettant aux mains de "leurs" docteurs. Le quotidien devient de plus en plus difficile pour beaucoup de salarié-e-s, en particulier pour les personnes vivant seules avec de faibles revenus et des enfants à charge. Les horaires décalés augmentent par exemple le problème de la garde des enfants dans les "familles monoparentales", et les femmes chefs de famille sont fréquemment désignées par les études économiques comme les "nouvelles" pauvresses des sociétés modernes. Enfin, pour les personnes qui ont gagné des loisirs avec les trente-cinq heures, ce temps libre (qu'elles paient en général par l'augmentation de leur rentabilité au travail, et qui est organisé ­ tout autant que ce travail ­ par le système) est facilement utilisé pour tenter d'approcher, par le sport et les soins
corporels, le look présenté couramment comme le modèle à suivre... On voit ainsi qu'un ensemble de règles et contraintes sont là pour renforcer le contrôle social jusque dans la sphère de l'"intimité", et que nul ne peut totalement leur échapper... car il existe aussi un marché du (des) " look marginal ".


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... et de quelques données expliquant son succès

Face à l'omniprésence de modèles idéologiques faisant pression sur les personnes, la résistance est plus difficile que dans l'après-68.

En l'absence de grandes dynamiques contestataires, l'adhésion au message du système se révèle plus grande. D'une part, les tenants du pouvoir ont mis l'accent depuis deux décennies sur la "fin des idéologies", du "communisme" à l'Est... et de l'idée même de révolution. D'autre part, le désir de conformité est fort par rapport à des modèles paraissant correspondre à une "modernité" et à une liberté individuelle devenues les symboles et mots clés des sociétés occidentales. Enfin, l'aliénation ne suffit pas à expliquer l'adhésion au système : le repli frileux opéré sur le "privé", la demande de sécurité (pas seulement dans les banlieues) et d'assurances pour l'avenir correspondent également à un désir de domination largement répandu et à une forme de plaisir trouvé dans l'état de soumission ­ en particulier lorsque le rêve d'un futur meilleur n'est plus dans les têtes. Au bout du compte, la force du système est d'imposer des comportements vécus par beaucoup comme découlant de leur seule volonté et de leur seul libre arbitre.

La fameuse "liberté individuelle" qui s'exerce à travers la consommation assure le triomphe du libéralisme : participer à cette consommation en choisissant tel produit plutôt que tel autre découle et entretient une illusion de liberté. Beaucoup sont persuadé-e-s d'être les acteurs-rices de leur vie, et peu conscient-e-s d'un conditionnement social à travers les modes, les "habitudes culturelles" et les rôles sociaux en vigueur. En fait, ce "droit" à consommer s'inscrit dans un retour en force de l'ordre moral qui sert le système, mais que nombre de gens ne voient pas, parce qu'ils ne le veulent pas, que cet ordre ne les dérange pas ou qu'ils y adhèrent, l'horizon étant bouché pour tout autre chose. On constate ici le paradoxe d'une société qui fait étalage de corps dénudés alors qu'ils sont enfermés dans un carcan idéologique ; de messages contradictoires diffusés par les médias entre, d'une part, une "érotisation" apparente et des allures affranchies, et, d'autre part, l'absence de libération sexuelle et l'affirmation d'un nécessaire respect de la tradition et de la famille. La contraception permet, certes, à de nombreuses femmes d'éviter une grossesse non désirée, ou de choisir d'avoir un enfant à un moment plutôt qu'à un autre ; mais la morale de nos sociétés judéo-chrétiennes demeure bien là : si la "permissivité", l'union libre et l'avortement sont dénoncés par les intégristes et les fachos, le discours sur la fidélité est toujours présent, il y a toujours couple (marié ou non)... et surtout, il y a le sida, qui induit des comportements dans l'acte sexuel nouveaux par rapport aux années 70 : incitation au repli sur les relations stables, précautions à prendre avec le préservatif obligatoire... qui contredisent les "Jouir sans entraves" et autres joyeux slogans de 68.

Le sida vient en renfort d'une politique et d'une morale cherchant à enfermer toujours davantage les personnes dans un monde sécuritaire. Le message omniprésent dans nos sociétés est celui qu'il ne faut pas prendre de risques, en matière de sexualité comme ailleurs : il s'agit de protéger sa famille, son
corps, toute sa vie et celle des siens, par un ensemble de règles et fonctionnements individuels et collectifs ­ un message qui vise, bien sûr, à éviter toute agitation sociale, toute contestation de l'ordre social établi. A l'inverse, un pseudo-risque est valorisé en économie, où seuls les "battants" (personnes apparemment saines, sportives, vaccinées et non atteintes du sida) peuvent réussir, en se démarquant du groupe social et en faisant figure de mythe à atteindre. Les sports à risques, de l'extrême, sont eux aussi valorisés. La rentabilité économique du sport sert l'idéologie dominante, faisant de lui un outil de domination (et il n'y a plus de critique de leur discipline par certains sportifs des deux sexes, comme dans les années 70 et 80) : l'activité sportive manifeste d'un plaisir de souffrir, de dépasser ses limites, et joue un rôle très important dans la société pour faire accepter la soumission. Il y a, qui plus est, une spécificité du sport en ce qui concerne la construction sociale du corps : on observe actuellement un double mouvement avec, d'un côté, les machines bien rodées que sont les sportif-ve-s de haut niveau, une mécanisation de l'être humain poussée à outrance à travers le sport et le phénomène de masse qu'il représente comme support de marchandise (vente de logos...), une dérive du corps humain vers le cyborg, l'homme-machine aux implants et organes fabriqués et greffés... (jusqu'au clonage?); et, d'un autre côté, le tabou du toucher, qui est pourtant de l'ordre de la socialisation : voir les campagnes menées contre le harcèlement sexuel ou la pédophilie, qui transforment tout contact avec des enfants en perversion, ce contact devenant suspect parce que sujet à perversion. On se trouve donc devant une accentuation de la séparation entre le corps et l'esprit, à partir d'une mécanisation du corps qui est préoccupante en termes de socialisation.

C'est pourquoi le discours de Mai 68 et des années 70 en matière de libération sexuelle est particulièrement attaqué par les gouvernants ­ après que certains de ses slogans ont été déformés, détournés et récupérés par eux. Tandis que les corps vantés et parés par la publicité sont toujours enfermés dans un carcan d'interdits, le " combat " pour un " changement " se réduit aujourd'hui facilement à la revendication de certains droits : droit à la différence pour
les homos, PACS, dispositions juridiques dans le dessein d'intégrer des "minorités sexuelles"... en cantonnant bien la "libéralisation des murs" dans des limites digérables par le système. De même pour la revendication des femmes, avec le droit à la parité, parfaite mystification dans une société profondément sexiste. La Marche mondiale des femmes de l'an 2000 n'a été qu'une vaste récupération en vue de réduire la revendication féministe à des mots. L'accent mis par les médias sur les Chiennes de garde et leur Meute illustrant à présent parfaitement l'absence de mobilisation réelle sur le terrain féministe...

Dans un tel contexte, il s'avère difficile de construire des solidarités et résistances sociales, du fait d'un isolement général : chacun et chacune consomme dans sa bulle, travaille dans des conditions particulières, avec la multiplication des contrats "singuliers" liés à l'éclatement de l'ancien droit du travail. De plus, une méfiance certaine à l'égard des syndicats conduit, quand il y a des mouvements contestataires, au développement de coordinations dont le caractère éphémère ne favorise pas la persistance de la mobilisation. Fondamentalement, dans le retour à l'ordre moral et le réaménagement du travail, il y a l'uvre de la social-démocratie au pouvoir. Elle a mis en place la dérégulation des contrats de travail, privatisé, "modernisé" les structures et code du travail jugés archaïques, pour aller dans le sens d'un capitalisme débridé, même si elle conserve pour partie un discours de défense du "service public". Certains de ses membres, acteurs-rices en 68 à l'extrême gauche, se sont recyclés en gestionnaires de l'Etat : leur action est d'autant plus pernicieuse qu'elle se pare des vertus et d'un langage "de gauche" pour faire passer la pilule en matière d'ordre moral et de contrôle social. Les médias servent parfois des discours qui chantent un peu aux oreilles de militants-e-s à l'extrême gauche, voire de libertaires. Ainsi avec l'affaire du voile, prétexte, à travers la défense de la laïcité, à conforter l'Etat républicain ; ou encore avec la campagne contre la pédophilie, prétexte à une défense de l'ordre moral et de la famille qui a piégé certains et certaines, puisqu'il s'agissait par ce biais de soutenir le système en place contre toute critique des relations humaines existantes. Récemment encore, le déchaînement médiatique contre la "pédophilie" de Cohn-Bendit a provoqué nombre de réactions contradictoires ­ les un-e-s s'élevant contre la manipulation, qui contribuait à enterrer toute remise en cause de la société et toute idée de changement, tandis que d'autres faisaient pitoyablement leur mea culpa pour leurs "égarements de jeunesse"...

On le voit, il nous faut plus que jamais dénoncer l'idéologie capitaliste et patriarcale sur tous les terrains, y compris celui de la "vie privée", et le rôle joué aujourd'hui par la social-démocratie tant dans la déshumanisation des rapports sociaux que dans le retour de l'ordre moral.

Vanina

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Ecrit par libertad, le Lundi 2 Décembre 2002, 23:38 dans la rubrique Féminisme pour l'égalité.