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Au commencement était la déesse
Plus de dix ans après sa mort, le lecteur français peut enfin découvrir l'opus majeur d'une archéologue d'exception. Lituanienne exilée aux Etats-Unis où elle professa l'archéologie européenne à l'université de Californie, Marija Gimbutas (1921-1994) eut deux vies. Scientifique attachée à l'étude de sites néolithiques, elle semblait vouée à l'analyse de la culture matérielle - elle a signé en 1956 une somme sur Les Cultures de l'âge du bronze en Europe orientale - quand elle s'essaya au début des années 1970 à une démarche plus spéculative qui bouleversa la perception des panthéons primitifs. De Dieux et déesses de la vieille Europe (1974) au Langage de la déesse (1989), elle imposa la vision d'un monde divin dominé par les figures féminines, déités vénérées dans le premier monde agraire, finalement peut-être confondues en une entité unique, cette Grande Déesse, figure cosmogonique créatrice du monde.

"ARCHÉO-MYTHOLOGIE"

Croisant les outils de l'archéologie, de la mythologie comparée et de l'ethnographie, Marija Gimbutas imposait là une "archéomythologie" dont nombre de savants éprouvèrent aussitôt la pertinence.

Quêtant hors de l'écriture les indices des mentalités paléolithiques, entre le VIIe et le IVe millénaire, elle élabora patiemment une sorte de glossaire des motifs picturaux d'une époque bien peu documentée pour offrir, par sa classification et une interprétation descriptive, l'intelligence d'une religion centrée sur le cycle de la vie et dont la Grande Déesse porte les figures successives, animalisée, serpent ou oiseau, caverne chtonienne, dame de la mort aussi entourée d'animaux psychopompes... Image(s) de la Nature, elle serait la garantie d'une harmonie et d'une prospérité brutalement ruinées sous les coups de boutoir d'envahisseurs incultes. Pour le lecteur pressé, c'en est fait dès lors de cet "âge d'or" vite assimilé à un matriarcat originel, tandis qu'avec ces pasteurs nomades, guerriers indo-européens adeptes d'une organisation pyramidale de la société, s'impose un monde de violence et de compétition dont on connaît la fortune...

On comprend le succès que la thèse remporta aussitôt dans les rangs des théoricien(ne)s du féminisme, même si l'archéologue ne soutient pas la fable d'un matriarcat primitif, mais plaide pour une structure "gylanique" où les deux sexes se répartissent sans net déséquilibre le pouvoir.

On imagine les critiques qui épinglèrent en réponse tous ceux que dérangeait l'hypothèse d'une déesse-mère dont la domination est aussi longue (25 000 ans !) qu'étendue (toute l'Europe).

Avec le recul, on mesure en tout cas l'importance de l'oeuvre, sa puissance suggestive et la force de son message : célébrer un monde de paix et d'harmonie à reconquérir.


LE LANGAGE DE LA DÉESSE (The Language of the Goddess) de Marija Gimbutas. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Camille Chaplain et Valérie Morlot-Duhoux, éd. Des Femmes-Antoinette Fouque, 420 p., 49 €.
Philippe-Jean Catinchi
Article paru dans l'édition du Monde du 03.03.06

Lire aussi : Le monde perdu de la déesse

Ecouter sur France culture : Marija Gimbutas ou la déesse préhistorique

Ecrit par libertad, le Samedi 4 Mars 2006, 23:47 dans la rubrique matriarcat-patriarcat.