Nous ne nous prétendons pas réglementaristes. La France a été pionnière du système réglementariste au 19eme siècle et a fait des prostituées une classe à part, stigmatisée et enfermée. Elle a donné du pouvoir aux hommes sur les prostituées, qu’ils soient clients, proxénètes, policiers ou médecins. Le système que nous défendons peut se qualifier comme légaliste mais pas à la hollandaise, qui applique un modèle réglementariste. Par exemple, dans le système hollandais, les personnes prostituées ne bénéficient pas de certains droits élémentaires comme celui de posséder un compte en banque (1) et le réglementarisme à la hollandaise ou à l’allemande ne peut pas se dissocier du proxénétisme. Il ne s’agit donc pas de défendre les systèmes allemand et hollandais par opposition au système suédois, mais il s’agit de créer un système qui corresponde au mieux à une société égalitaire et qui permette de lutter efficacement contre l’esclavage sexuel.
Précisons d’emblée que nous ne parlons que de la prostitution exercée sans la contrainte d’un proxénète ou d’un réseau. Les partisans du non abolitionnisme n'ont en effet jamais nié l'horreur vécue par les esclaves sexuelles, mais s'efforcent simplement de dissocier leur sort des prostituées non contraintes. Raisonner en terme de nombre, en montrant qu’il y a plus d'esclaves sexuelles que de personnes prostituées consentantes n’est pas un argument valide : de nombreux combats féministes occidentaux, comme celui touchant la publicité sexiste ou la parité sur les listes électorales ne toucheront jamais qu’une minorité de femmes dans le monde, pourtant ils sont indispensables.
Nous ne nions pas non plus la violence que subissent l’écrasante majorité des personnes prostituées, y compris les prostituées libres. Mais, contrairement aux abolitionnistes qui considèrent que la violence est inhérente à la prostitution, les non abolitionnistes considère que la violence que subissent les personnes prostituées est liée à leur situation :
- de précarité : elles ne sont pas protégées par autant de lois que les autres travailleurs
- de clandestinité : mieux vaut pour elles cacher leur activité à leur entourage et souvent à l’autorité publique
- de stigmatisation par la société en général : une personne prostituée violée pendant l’exercice de son activité ne sera pas accueillie de la même façon par la police qu’une mère de famille dans le même cas.
Une activité différente des autres ?
L’abolitionnisme tend à montrer que la prostitution ne peut être une activité comme les autres. Nous répondons que toute activité non réglementée ne sera jamais une activité comme les autres. Les travailleurs au noir dans le BTP (Bâtiment et Travaux Publics) sont eux aussi corvéables à merci. Toute activité où l’un des deux contractants a plus de droits que l’autre entraîne automatiquement des situations d’exploitation.
Un autre argument des abolitionnistes est « si c’était un métier comme un autre, les parents le conseilleraient à leur fille ». D’une part aucun parent responsable ne conseillerait à son enfant un métier se situant à la limite de la légalité et stigmatisé par la société. D’autre part, combien de parents conseilleraient à leur fille d’avoir des relations sexuelles désirées avec une centaine d’hommes, juste pour le plaisir, pour être sûrs que leur fille aient suffisamment d’expérience afin choisir l’homme qui lui convient le mieux ? N’est-ce pas simplement le fait que leur fille puisse librement utiliser son sexe avec des partenaires multiples qui serait dérangeant ?
Des enfants battues et/ou violés ?
Les abolitionnistes aiment à rappeler des chiffres, jamais remis en question, sur la prostitution. On a pu ainsi voir qu’un grand nombre de femmes prostituées ont été des enfants violées ou battues. Déjà nous ne pouvons connaître ce nombre que par celles qui sont venues demander de l’aide dans des associations. Nous ne saurons jamais rien de la vie des autres.
Mais admettons que ces chiffres soient exacts. 80 % des femmes prostituées auraient subi des violences sexuelles dans leur enfance. A contrario, 20 % n’en ont pas subi. De plus, les femmes qui ont subi des violences sexuelles durant leur enfance ne deviennent pas toutes prostituées. Il n’y a donc pas un lien de corrélation automatique entre violence sexuelle durant l’enfance et prostitution.
Ensuite vient la question du choix.
Nous sommes produits de notre éducation mais aussi agents. Un grand nombre, une majorité d’enfants victimes de violences ne deviennent pas prostituées. C’est donc aussi un choix de se prostituer. Choix certes plus ou moins conditionné par notre passé, mais ni plus ni moins que tous nos choix de vie. Il ne s’agit évidemment pas de dire que la personne prostituée est entièrement responsable de son sort mais de simplement réaffirmer qu’elle a fait un choix comme n’importe quelle autre personne.
Roxane Nadeau, prostituée, le dit elle même :
« J'ai été abusée quand j'étais fillette, comme plusieurs aiment tant dire. Désolée, j'avais sept ans la première fois, pas trois ans, ni huit mois. Et je suis virée pute de rue, junkie en plus et oui, il y en a un rapport. Mais c'est mon histoire, la mienne. Je suis travailleuse du sexe et bien d'autres choses, lesbienne et féministe entre autres et oui, il y en a un rapport. » (2)
Nous pourrions tout autant nous interroger sur ce qui peut pousser une personne à embrasser une carrière militaire, sachant qu’il risque d’être tué ou de tuer. Peu de choix sont indépendants de notre passé (familial, économique…) que celui ci ait été lourd en difficultés ou pas.
Enfin, rien que le fait de nier aux personnes violées la capacité de poser des choix éclairés revient à les condamner une seconde fois : quand elles sont enfants, elles subissent la violence en général masculine et quand elles deviennent adultes, des féministes leur disent qu’elles sont incapables de choisir la vie qui leur convient le mieux parce qu’elles ont été violées. Toute femme ayant été violée doit-elle être considérée comme une mineure tout le restant de sa vie ? Est-ce vraiment une avancée féministe de maintenir une partie des femmes dans la situation d’un enfant, alors que durant les décennies précédentes, le féminisme a précisément contribué à permettre aux femmes d’être considérées comme des adultes ?
Des pathologies spécifiques ?
Il est certain que la conduite prostitutionnelle amènera à des pathologies que ne connaîtront jamais l’universitaire ou la femme cadre.(3) Mais pourquoi penser que ces pathologies sont uniquement dues à la prostitution ?
A part le phénomène de clivage, toutes les pathologies physiques citées dans le lien sont partagées par de nombreuses personnes. Les SDF connaissent eux aussi les mêmes pathologies et sont souvent poly-toxicomanes. On sait d’ailleurs que les ouvriers ont une espérance de vie beaucoup moins importante que celle des cadres par exemple (4) et que celle des SDF est en moyenne de 40 ans.(5) Quand une personne subit l’opprobre à cause de son activité ou à cause de ce qu’elle est, elle a des difficultés à aller se faire soigner chez un médecin ou en hôpital. Il en est de même pour les travailleurs clandestins.
Ce n’est donc pas la seule prostitution qui entraîne pathologies, maladies et mort précoce mais toute activité ou situation précaire et/ou pénible.
Le taux de mortalité si élevé chez les personnes prostituées est dû au fait que les prostituées sont sans droit, dans une clandestinité de fait et, contrairement aux autres professions, ont des difficultés à exiger l’intervention de la police en cas de problème avec un client.
L’enjeu de la position non abolitionniste est d’octroyer les mêmes droits et donc les mêmes protections aux prostituées qu’à l’ensemble des travailleurs.
Les pathologies psychologiques n’ont pu être constatées que sur les personnes qui ont rencontré des travailleurs sociaux et l’on n’a pas pu étudier les personnes prostituées qui n’ont vu aucun membre d’association.
Il est certain que les personnes prostituées sont plus touchées par les maladies vénériennes. Si elles étaient reconnues et avaient à leur disposition une réglementation sur laquelle elles pourraient s’appuyer pour défendre leurs droits, elles pourraient aussi beaucoup plus facilement imposer le port du préservatif. Une prostituée reconnue, protégée par la loi et pouvant faire appel aux forces de l’ordre si elle est menacée par un client sera dans une situation bien meilleure pour exiger le port du préservatif qu’une prostituée dans la clandestinité ou dans une situation de non droit.
Une activité méprisée ?
Selon les abolitionnistes, il faudrait abolir la prostitution parce que cette activité est dénigrée par la société. Mais plutôt que de condamner l’activité en elle-même, ne faudrait-il pas plutôt se battre contre ceux qui la dénigrent ? Il est certain que « sale pute » est une insulte. « Sale gouine » en est aussi une et l’homosexualité est aussi stigmatisée. Doit-on « transformer » toutes les lesbiennes en hétérosexuelles pour qu’elles ne subissent plus ce stigmate ? Les personnes prostituées cachent leur activité parce qu’elle est stigmatisée, tant par la société que par les abolitionnistes eux-mêmes. Le « stigmate de pute » (en anglais whore stigmat) touche toutes le femmes. En se désolidarisant des prostituées, les abolitionnistes oublient qu’elles sont elles aussi touchées de ce stigmate
Une activité sujette à violence ?
Oui la prostitution est une activité sujette à violence. Mais les statistiques de viol connues de toutes les féministes rappellent bien que la majorité des cas de viols sont commis dans le cercle restreint de la famille et du proche voisinage. Plus que la prostitution, ce sont les relations hommes/femmes qui sont à remettre en cause.
Gail Pheterson trouve injustifiable qu’on réponde à la violence des hommes en réglementant le comportement des femmes. Aux Philippines, le gouvernement a voulu interdire aux femmes d’aller travailler à l’étranger à cause des violences qu’elles y subissaient. On empêche les femmes d’agir, alors que ce sont les hommes qui sont violents.(7)
De même, la réclusion des femmes et le port du voile dans les pays musulmans avait pour origine de protéger les femmes contre les enlèvements par les tribus voisines et contre les violences qu’elles subissaient en rue.(8) N’aurait-il pas été préférable de condamner les hommes qui enlevaient ou harcelaient les femmes dans l’espace public, plutôt que priver les femmes de liberté ?
Pourquoi serait ce à la personne qui se prostitue de se réinsérer au lieu de punir l’homme violent ?
Aucune des personnes prostituées ne nie la violence qu’elle subit et elle la connaît certainement mieux que nous.
« Mais se foutre de ce que l'on dit. Trop occupées à nous caser dans des rapports de colonnes qui réfléchissent encore sur le pays modèle. Accrochées aux faux habits de suède, aux loteries arrangées. Trop occupées à vouloir nous sortir de tout, plutôt que de là. La perversion des théories bandits, les coups de couteaux dans le dos. Quand seules les repenties valent la peine. Obligées d'avoir été abusées et s'excuser de se faire égorger. Pour être reçues. La honte. Attisée par les supérieures sous le couvert qu'il faut que ça arrête. Mon oeil ! Sous le couvert, qu'il faut qu'on arrête, plutôt ! Devenir respectables pour être respectées. Si on arrête, il faut que ce soit pour arrêter. Pas pour ne plus se faire battre ou regarder de travers. C'est la violence qui doit cesser. La violence de partout : police, clients abuseurs, féministes abolitionnistes ou qui réfléchissent, pendant qu'on meurt. Qu'est-ce ça va prendre pour nous croire. Des histoires personnelles de filles fuckées? » Roxane Nadeau (9)
Pheterson parle d’agentivité ; le fait pour une femme d’être son propre sujet et de décider pour elle-même. Elle critique le fait qu’on oppose agentivité et victimisation. On peut être victime en tentant d’être plus agentive. Les personnes prostituées savent que la prostitution est une activité dangereuse, mais l’on peut choisir cette violence pour échapper à un sort pire (par exemple le mariage forcé, la non disponibilité de ses biens). Relisons à ce titre le Manifeste des Travailleuses du Sexe de Calcutta.(10) Pheterson souligne que les lois sur la prostitution ne condamnent pas les discriminations et les sévices mais les initiatives économiques et géographiques des prostituées.
Personne chez les non abolitionnistes ne sous-entend que la prostitution de rue est la panacée pour celles et ceux qui la pratiquent. Il est évident qu’ils souhaitent changer d’activité comme un travailleur clandestin souhaitera le faire ou même une caissière de supermarché ou un commerçant dans un quartier difficile. On se s’épanouit pas en prostitution c’est un lieu commun que de le dire. Mais cette activité répond à un besoin économique d’un instant.
Nous terminerons par le témoignage d’une travailleuse sociale suédoise, daté d’avril 2003, qui amènera à l’article suivant sur ce que nous proposons
« Non la loi n’a pas été un succès, c’est de l’hypocrisie », dit Deanne Raucher, travailleuse sociale, auteure et journaliste qui a travaillé jusqu’il y a peu avec des prostituées et des toxicomanes.
« Ca a été pire dans un sens. Celles qui vendaient du sexe dans la rue ont été repoussées vers les lieux underground et les hommes sont encore clients. Je connais des chefs de police, des juges et des parlementaires qui sont clients.
Le Comité National pour la Prévention du Crime signale qu’il y a moins de 100 hommes par an arrêtés en tant que clients de prostituées. L’inspectrice de police Kajsa Wahlberg, responsable de l’unité luttant contre le trafic des femmes, signale qu’il y avait 2500 prostituées en 1998 et que le nombre n’a guère changé. »
« Le client suédois ne discute pas le prix, qui est établi rapidement et sans violence, m’ont dit des prostituées russes travaillant en Suède », dit Wahlberg. « C’est pourquoi les prostituées ne portent pas plainte contre des hommes. Si elles perdent des clients, d’autres viendront vite ».(12)
Mwana Muke et Mathilde
Notes :
1. voir http://www.xs4all.nl/~mrgraaf/prostitution.htm
”At this moment, the new possibilities that decriminalisation has offered are mainly used to develop new instruments for control and regulation of the sex industry, rather than to take positive measures aimed at sex workers to improve their position, to develop and introduce standards in the sex industry, to regulate labour relations, to support the labour emancipation of prostitutes and to lift existing discriminatory practices of both public and private institutions (such as the denial of access to social benefits and refusal by insurance companies and banks to accept sex workers as clients).”
l’heure où nous écrivons, les nouvelles possibilités ouvertes par la décriminalisation ont été essentiellement utilisées pour juguler et avoir la mainmise sur le marché du sexe, plutôt que pour prendre des décisions positives visant ceux et celles qui y travaillent, afin d’améliorer leur condition, gérer les rapports de travail, ou encore éradiquer les pratiques discriminatoires autant dans les institutions publiques que privées (telles que le non-accès aux aides sociales et le refus des compagnies d’assurance et des banques d’avoir des travailleurs et travailleuses du sexe dans leur clientèle). »
2. http://www.cybersolidaires.org/docs/roxane.html
3. http://www.penelopes.org/xarticle.php3?id_article=2297
4. http://www.math-info.univ-paris5.fr/~ycart/mst/mst02/Miguet_Regard/chap2.htm
5. http://www.secourspopulaire.asso.fr/Convergence/0104/enterrement.html
6. « Pour Gail Pheterson, la stigmatisation entourant la putain, quoique ciblant en premier lieu les femmes prostituées, contrôle toutes les femmes. Si les prostituées et autres travailleuses du sexe représentent la pute, et par définition sont coupables, les autres femmes sont toujours suspectes. Instrument de contrôle efficace, le stigmate pute réaffirme la tendance sexiste à vouloir attaquer toute femme ou groupe de femmes considérées trop autonomes, par résistance ou par expression - et ce, particulièrement au niveau de l'autonomie ou de l'expression sexuelle. Qui plus est, selon Thiboutot, ce stigmate pervertit le langage des travailleuses du sexe. Par exemple, lorsqu'elles énoncent vivement le slogan "Mon corps c'est mes affaires!", ceci n'équivaut pas, de leur point de vue, à "vendre son corps" et ne saurait être comparé à la vente d'organes. Cette dernière comparaison, apparemment, ne correspondrait pas à l'expérience des femmes qui pratiquent une forme ou une autre de travail du sexe. En effet, "celles-ci n'expérimentent pas une perte irréversible de quelque chose de profondément essentiel et vital à leur corps et à leur personne à travers la pratique du travail du sexe. L'idée que l'on se fait d'une telle perte a plutôt à voir avec la définition sociale d'une pute, d'une femme déchue, c'est-à-dire d'une femme qui a perdu respectabilité et légitimité à cause de son comportement sexuel transgressif. ».
http://www.cybersolidaires.org/docs/droitdeparole.html
7. Mansour Fahmy, La condition de la femme dans l’islam, éditions Allia, 2003, 142 pages.
8. Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, L'Harmattan, Bibliothèque du féminisme, 2001, 216 pages.
9.http://www.cybersolidaires.org/docs/roxane.html
10. http://perso.wanadoo.fr/cabiria/manifeste.html
11. Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, L'Harmattan, Bibliothèque du féminisme, 2001, 216 pages.
12. http://app1.chinadaily.com.cn/star/2003/0410/pr22-1.html