Lu sur Cybersolidaires : "Pourquoi les luttes menées depuis les années 1970 par les regroupements de travailleuses du sexe n’ont-elles pas réussi à amener des changements concrets au niveau de l’exclusion juridique de leurs activités ni de renversement significatif de la condamnation morale qui les accompagne? Pourquoi, encore et toujours, les lois contribuent-elles à exclure leurs pratiques qu'on persiste à expliquer par leurs "déficits" psychologiques et sociaux tout en maintenant leur exclusion sociale, comme on le faisait pour les femmes, les gais et les lesbiennes? Comment expliquer que celles-ci aient réussi à rendre possibles des changements au niveau de leur identité sexuelle et non pas les travailleuses du sexe? D'emblée, la définition du problème par les représentantes des travailleuses du sexe se heurte à la conception dominante de la prostitution dans les rangs féministes qui n’ont offert au mieux qu’un appui mitigé et paradoxal aux revendications du mouvement des travailleuses du sexe, ce qui l'affaiblit. Les témoignages des travailleuses du sexe persistent à avoir peu d’impact sur les représentations qu'on se fait d'elles : tout se passe comme si la prostitution ne pouvait comprendre comme phénomène qu’un type d’expériences. La double image de la prostituée, dépeinte comme une femme perdue, dépravée ou une jeune fille séduite, abandonnée ou écrasée par la misère, demeure solidement associée à la prostitution, imperméable aux faits bruts comme au discours politique. Au mieux, les représentantes des travailleuses du sexe sont vues comme des femmes rebelles exceptionnelles qui ne manifesteraient aucune empathie face à la victimation de leurs soeurs et à la situation globale d’oppression des femmes par les hommes.
Parmi les nombreux facteurs ayant joué un rôle, dans Les identités sexuelles et les travailleuses de l’industrie du sexe à l’aube du nouveau millénaire (pdf), Colette Parent, du département de criminologie de l'Université d’Ottawa, retient que c'est surtout l’articulation entre sexualité, intimité, vie conjugale et identité personnelle qui compromet fortement les possibilités des travailleuses du sexe de faire valoir le concept de la prostitution comme travail. Le mouvement des travailleuses du sexe dissocie le lien culturel entre identité personnelle et sexualité. À ce titre, ses représentantes défendent une position qui demeure fortement subversive dans le nouveau paysage de la régulation sexuelle qui a émergé depuis les années 1960. Ce moment marque la fin des discours hégémoniques (religieux, scientifiques) qui contrôlaient les comportements sexuels pour faire place à un monde pluraliste : aujourd’hui, la question des comportements sexuels, de l’identité sexuelle et des moeurs sexuelles renvoit plutôt à des choix individuels. Devant la pluralité d’options possibles, on s’interroge sur les bons choix et on cherche une relation satisfaisante comme moyen d’affirmation de soi. Mais la conception de la prostitution comme travail ajoute à l’insécurité qui marque les choix individuels. Les gestes sexuels sont encore et toujours associés à la sexualité de la personne, à la formation de son être intime; entre autres, c’est à partir de ce présupposé qu’on essaie de se construire dans un monde où les repères font cruellement défaut. Accepter de dissocier chez la même personne gestes sexuels professionnels et expérience sexuelle intime, c’est secouer ce qu’on considère comme un repère de la formation de l’identité personnelle et non pas simplement accepter la pluralité des identités sexuelles, ce qui constitue d’ailleurs déjà un défi.
Enfin, en cette époque où les perversions qu’on dénonce impliquent inégalité de pouvoir, contrainte voire violence, la prostitution cadre d’entrée de jeu avec l’insoutenable. Les travailleuses du sexe peuvent apparaître comme des victimes à double titre : à cause des violences physiques occasionnelles subies dans le cadre de leurs pratiques mais aussi du mépris ou de la réification (i.e. transformation en chose) dont elles peuvent être l’objet et qui contraste avec le développement des relations hommes-femmes sous le signe d’une plus grande égalité. Les féministes elles-mêmes définissent les prostituées comme les victimes ultimes de l’oppression des hommes. On a du mal à concevoir qu’elles puissent se définir comme des professionnelles contrôlant les services qu’elles offrent : on les voit comme des femmes dont le moi intime est mis au service de l’autorité sexuelle des hommes. Leur lutte ébranle très fortement nos représentations de la sexualité et de la victimation des femmes. Compte tenu du contexte social et cognitif, on comprend que le soutien au mouvement des travailleuses du sexe soit plutôt limité et qu'on discrédite leur initiative. Ainsi, les quelques victoires que ce mouvement a pu enregistrer constituent peut-être non seulement un gain symbolique mais aussi un tour de force. Il semble bien que la légitimité de leurs pratiques ne pourra être acquise que lorsqu’on acceptera d’établir une moralité non pas à partir des pratiques sexuelles mais plutôt de notre responsabilité face aux relations impliquées.