Dans une interview au Monde, elle dit par exemple que "La maternité précarise. Les femmes sacrifient leur destin personnel à la reproduction de la société". En effet, la maternité est probablement la plus grande cause de discrimination entre les femmes et les hommes. Combien de femmes intelligentes, diplômées, compétentes, mettent soudainement leur carrière entre parenthèse pour s’occuper de leurs enfants et pour permettre indirectement à leur compagnon de poursuivre sa carrière professionnelle ? Mais en dehors des forums et réunions de féministes, ces propos sont très peu tenus dans la société. Au contraire, une femme qui déclarerait qu'elle ne veut pas d'enfant susciterait (au mieux) l'incompréhension la plus totale.
Dénoncer froidement cette situation dans le Monde, et pas uniquement sur un forum féministe, contribue donc à l’avancée des idées féministes.
Et pourtant Iacub n’est pas appréciée de la plupart des féministes. N'importe quelle femme (qui ne s'appellerait pas Iacub ) qui dirait sur un forum féministe "je n'ai pas envie d'enfant, je trouve qu'il y a bien plus de choses intéressantes dans la vie" se verrait approuvée et encouragée par les autres féministes. Quasiment tout le monde lui dirait, avec raison, "c'est vrai, tu as raison, c'est la société patriarcale qui réduit les femmes au rôle de mère ou de putain", et chacun-e irait dans son sens en racontant son expérience personnelle, en développement une plus longue analyse sur ce thème, en cherchant des chiffres, des références, des études sur ce sujet, en démontant les discours sur "l'instinct maternel", etc.
Mais si celle qui dit ça s'appelle Iacub, on lui répond "et bien elle fait comme moi pas de gosses et elle lache les autres" et on lui reproche de culpabiliser les femmes qui ont des enfants.
Pendant longtemps, j’ai eu du mal à comprendre cette haine des féministes envers Iacub. Les discours anti-Iacub sur les forums féministes me mettent extrêmement mal à l’aise, tout comme je suis très mal à l'aise quand je lis les critiques de Iacub à l'égard des "féministes traditionnelles" (j'insiste sur les guillemets ). Après avoir longuement réfléchit, j’ai l’impression qu’il y a si pas deux courants, au moins deux tendances dans le féminisme actuel et qu’elle fait, selon moi, partie d'un de ces courants.
Les deux courants féministes
Les deux courants partent du même constat.
Dans les années 70, il y a eu une libération sexuelle. Mais 30 ans plus tard, les féministes font le constat que les hommes et les femmes n'ont pas bénéficié de cette libération de façon égale: les hommes ont obtenu une liberté sexuelle très grande, tandis que la liberté sexuelle des femmes est restée relativement limitée, malgré la contraception et l'avortement. Alors que la sexualité d'un homme n'aura quasiment aucune influence sur sa vie sociale et sur le respect que la société lui octroie, une femme se verra toujours plus ou moins "jugée" sur sa vie sexuelle: les insultes "pute", "salope"; "traînée", toujours actuelles, renvoient directement à la sexualité "sale" d'une femme; il vaut mieux qu'une femme connaisse suffisamment ses interlocuteurs-trices avant de leur annoncer qu'elle est une collectionneuse d'amants, sans quoi elle risque de s'attirer une certaine opprobre voire certains ennuis.
Partant de ce constat, les deux courants divergent:
- un courant (plutôt dominant, que je qualifierais de "féminisme social") remet en question cette libération sexuelle, estimant qu'elle est néfaste aux femmes. Pour ce courant, la liberté sexuelle de référence est l'actuelle liberté des femmes. Leur but est de réduire la liberté sexuelle des hommes pour la "ramener" au niveau de celle des femmes. Ce courant s'attaque donc aux "privilèges" des hommes : leur sexualité « débridée », la pornographie, le fait qu'ils peuvent payer une femme en échange de relations sexuelles, etc. Inversement, ce courant va prôner la protection des femmes, même s'il faut limiter leur liberté (d'où l'appellation de "féminisme social" que je donne à ce courant) illustrée dans leur position abolitionniste sur la prostitution.
- un courant (que je qualifierais de "féminisme libertaire") estime que cette libération sexuelle est en soi une bonne chose et que les femmes doivent donc y avoir accès comme les hommes. Pour ce courant, la liberté sexuelle de référence est l'actuelle liberté des hommes. Leur but est d'ôter toutes les barrières psychologiques, culturelles, éducatives, sociétales, etc, qui entravent la liberté sexuelle des femmes pour les amener au même niveau de liberté des hommes. Ces féministes vont donc mettre en avant d’une part la capacité des femmes à donner un consentement valable (quand on peut dire "oui" ou "non" et que les autres respectent ce "oui" et ce "non", on est libre. Le consentement est donc une conditio sine qua non de la liberté) et d’autre part la libre disposition pour les femmes de leur corps et de leur sexe. Et ce courant va donc prendre position pour la réglementation de la prostitution libre, la production de la pornographie féminine etc. Et Marcella Iacub fait partie de ce courant.
Il y a deux points communs à ces deux courants:
- la volonté d'atteindre l'égalité homme-femme (indépendamment du degré de liberté sexuelle accordé à chaque individu-e)
- chaque courant se considère comme étant le "vrai" féminisme et considère l'autre courant comme non féministe. Les partisanes du "féminisme social" disent de l'autre courant "comment peut-on se dire féministe sans remettre en question les privilèges des hommes?" et les "féministes libertaires" disent "comment peut-on se dire féministe et maintenir les femmes dans une situation de victime?". Et cette incompréhension mutuelle rend les relations entre les féministes des deux courants assez explosives, quand elles ne tournent pas simplement à l'insulte.
Enfin, entre ces deux courants, il y a toute une série de nuances possibles qui font que chaque féministe défend des idées tantôt d'un courant, tantôt de l'autre (on peut augmenter la liberté des femmes tout en diminuant celle des hommes pour arriver à un équilibre entre les deux situations actuelles).
Donc quand on fait partie du "courant féministe libertaire", on aime beaucoup Iacub. Et quand on fait partie du "courant féministe social", on déteste Iacub. Mais Iacub est bel et bien féministe.
Quelques commentaires rapides sur les livres de Marcella IACUB
Voici une petite critique de deux de ses livres :
"Le crime était presque sexuel", c'est de la doctrine juridique (Marcella Iacub est juriste). Elle analyse un sujet assez peu abordé par les juristes: le sexe. Et à travers l’analyse du droit relatif au sexe, elle met en évidence la façon dont la société considère le sexe. Pour ce faire, elle prend chaque fois des situations un peu "à la marge" pour mettre en évidence les contradictions du droit sur le sexe (ex: les relations sexuelles des personnes handicapées) et de cette façon elle décelle les tabous encore très présents dans la société. C'est parfois assez subversif. Mais j'aime bien. Enfin une juriste qui donne un bon coup de pied dans un discours bien ronronnant et conservateur ! Et quand c'est en plus écrit dans une perspective féministe en prônant l'égalité homme-femmes en matière sexuelle, je ne peux qu'apprécier.
Mais ce livre est écrit sur le mode "les juristes parlent aux juristes": il fait référence à des notions juridiques, à des lois, de la jurisprudence, à des principes généraux de droit, c'est plein de raisonnements juridiques parfois longs de plusieurs pages, mais inversement, c'est assez complet, nuancé et référencé. Disons que je le conseille plutôt aux juristes ou du moins à des personnes ayant suffisamment de connaissances en droit et familières avec ce langage parfois très froid et très abrupte (comme peut l'être un langage d'économiste).
"Qu'avez-vous fait de la révolution sexuelle?" est en quelque sorte une version vulgarisée de son livre précédant. Qui dit vulgarisation, dit simplification. Il faut donc le lire avec un a priori positif qui consiste à essayer de comprendre sa manière de penser et son féminisme, et en ne s'arrêtant pas à certaines généralisations abusives, à ses provocations à l'égard d'autres courants féministes et à son discours assez subversif.
Mwana Muke
Commentaires :
Re:
Je suis entièrement d'accord avec ton analyse, qui rejoint d'ailleurs le courant "féministe libertaire" que j'ai décrit plus haut.
Le débat sur la prostitution est très difficile parce que la prostitution est un phénomène qui se trouve à l'intersection de plusieurs dimensions: discrimination homme-femme, discrimination au niveau des revenus (comme tu le dis), mais aussi tabou sur la sexualité, voire tabou sur l'argent lui-même. Et de ce fait, le débat sur la prostitution divise les féministes. Je fais partie de celles qui considèrent le féminisme comme un mouvement d'émancipation et donc de remise en question des normes patriarcales établies de longue date qui confinent les femmes dans un rôle passif et soumis et dans une fonction très limitée (mère et ménagère). Je pense que nous sommes d'accord sur ce point.
Je voudrais revenir à la question de l'argent. Beaucoup de féministes ont un problème avec l'argent. D'un côté elles dénoncent, à juste titre, les discriminations salariales dont sont souvent victimes les femmes, mais d'un autre coté, elles perçoivent l'argent comme un moyen de domination. Pour elles, l'argent est quelque chose de "sale", d'honteux. Lorsque des féministes publient des livres qui vont à l'encontre d'idées d'autres courants féministes, elles se voient reprocher de publier ces livres par intérêt financier (c'est le cas pour Iacub et pour Babinter). Une femme d'affaire à la tête d'un empire financier sera très mal vue par beaucoup de féministes, alors que ces mêmes féministes se plaignent du fait que ce sont les hommes qui occupent largement majoritairement ces fonctions. Pour beaucoup de féministes, une "bonne féministe" est une féministe altruiste, non intéressée par l'argent, qui se dévoue à la cause des femmes via le militantisme associatif. Cette vision ne fait en réalité que reproduire le schéma traditionnel où les femmes ne peuvent pas avoir d'intérêts personnels et doivent consacrer leur vie à se dévouer à leurs proches (enfants, mari, vieux parents).
Cette vision de l'argent comme domination complique évidemment le débat sur la prostitution. Pour certaines féministes, vouloir gagner beaucoup d'argent "c'est mal" parce que c'est se rendre complice des hommes et ça entretient la logique patriarcale. Elles couplent donc leur combat anti-sexiste avec un combat anti-capitaliste, alors que ces deux combats ne se recoupent pas entièrement (une capitaliste peut être militante féministe parce qu'elle veut avoir accès aux richesses comme les hommes).
Pour d'autres féministes, lorsqu'un homme paie une femme pour un service sexuel, il la domine. Pour moi, c'est faut. Quand je vais acheter mon pain, je ne domine pas la boulangère. Quand je paie mon plombier pour qu'il répare la tuyauterie sous mon évier, je ne le domine pas. Il y a simplement un échange librement consenti entre deux personnes: je donne de l'argent en échange d'un bien ou d'un service. L'argent n'est qu'un outil qui permet l'échange. Il ne pourrait y avoir domination que lorsqu'il n'y a plus de consentement. En d'autres termes, il y a domination lorsqu'une personne se trouve dans une situation telle que seule l'acception d'une somme d'argent en échange d'un service qu'elle ne veut pas prester, permet de la sortir de cette situation. Dans ce cas-ci, il s'agit plutot d'un chantage de la personne qui est dans la situation favorable: "je te sorts de ta situation si tu acceptes de faire ce que je te demande". Et ce chantage est odieux. Mais encore une fois, ce n'est pas l'argent en tant que tel qui est responsable, c'est la façon dont il est utilisé.
Je pense donc que par rapport à la prostitution, il faut non seulement démystifier le sexe, mais aussi démystifier l'argent.
Mwana Muke
Re: Re:
Personnellement, je crois que la logique ultime du capitalisme est la marchandisation, sans aucune restriction, donc également des corps (pas uniquement la prostitution) (en fait si il n'y pas ou peu de prostitués, c'est que "le marché n'est pas porteur"). Je suis opposée à cette logique, je ne crois pas que tout puisse se vendre.
De plus il me paraît simpliste de comparer les rapports "homme-boulangère" et "homme-prostituée". L'homme qui va à la boulangerie n'achète pas la boulangère ou son consentement, mais un objet comestible.
On ne peut cependant pas nier que l'argent soit un instrument de pouvoir.
En tous cas, je trouve que nous manquons vraiment d'information: que disent les prostitué-e-s, mais aussi les clients? Y a-t'il eu des enquêtes?
Je ne suis véritablement d'accord avec aucun des deux principaux courants que vous avez décrit. Les cris d'orfraies des abolitionnistes recouvrent une pruderie un peu hypocrite, mais je m'avance peut-être un peu, je ne connais que mal les arguments des un-e-s et des autres.
Merci de m'avoir répondu. J'essaie de réfléchir et d'argumenter sur cette question quime pose problème.
Je ne trouve pas subversif de dire que la liberté de disposer de son corps implique que l'on puisse se vendre ou acheter celui de quelqu'un d'autre même pour peu de temps. Pour moi la domination est avant tout celle de l'argent et au nom de quoi ne peut on pas promouvoir une sexualité basée sur le plaisir, la jouissance, la relation humaine (et non marchande) à l'autre. Evidemment, certain-e-s peuvent avoir pour fantasme (et ce n'est pas péjoratif) d'introduire l'argent dans leur rapport à l'autre.
Ensuite pourquoi n'est-t'il pas aussi facile pour une femme de se payer un homme que le contraire (quoique je préfèrerai toujours draguer, c'est plus drôle et c'est gratuit).
Je crois que ce débat autour de la liberté de vendre son corps est complètement faussé car non remis en perspective: il faut envisager la relation à autrui dans notre société marchande, et aussi bien sûr les siècles de domination masculine sur les femmes (corps et esprit).
Evidemment c'est là que les hommes sont coincés par le culte de la chasteté auquel les femmes sont vouées: si les femmes s'autorisaient une sexualité libre de préjugés? si les hommes étaient moins inhibés dans leur rapport aux femmes? si n'y avait par de norme dans la sexualité? si on pouvait tous gagner décemment notre vie? si la sexualité était un lieu de jouissance et de plaisir partagé? Peut-être que la prostitution serait un jeu, pour les femmes et pour les hommes.
loupiotte@free.fr