Entretien avec Nacira Guénif Souilamas, sociologue
Lu sur Macité.net : "Nacira Guénif Souilamas a publié en 2000 un ouvrage, Des "beurettes" aux descendantes d'immigrants nord-africains, dans lequel elle analysait, à partir d'entretiens individuels, les parcours des filles de migrants.
Pote à Pote : Les femmes de la Marche de beurs expliquent qu'elles ont eu à faire face à des conflits, souvent elles ont dû quitter un temps le foyer familial, pour s'émanciper. Aujourd'hui, les jeunes filles issues de l'immigration ont-elles le même parcours, les mêmes combats à mener ?
Nacira Guénif : Il y a une différence entre ces deux générations. La première a totalement adhéré au discours émancipateur. La seconde n'en voit pas forcément la véracité et l'utilité. Elle commence à peine aujourd'hui, à travers des mouvements, comme le manifeste Ni putes, ni soumises, à se réapproprier le discours féministe. Le féminisme a complètement glissé sur celles qui avaient trente ans dans les années 70. Elles y ont cru, s'y sont accroché et en ont été éjectées. Elles n'y ont pas trouvé leur place, ou en payant un prix trés cher, la fugue, les ruptures.
Pote à Pote : Les trentenaires d'aujourd'hui n'ont plus la même définition de la réussite que leurs aînées ?
N.G. : Je ne crois pas. On continue à se demander comment les femmes musulmanes de France réussissent. La différence est peut-être là : la conformité à la réussite sociale est toujours requise, mais ce qui est nouveau, c'est que les jeunes femmes ne cèdent pas forcément à cette injonction. Réussir oui, mais pas à n'importe quel prix. Elles prennent les distances nécessaires par rapport à un certain standard qui leur serait imposé, même concernant les études. Se dessine alors une définition personnelle de la réussite qui du coup n'est plus sociale. On peut dissocier réussite et monde social. Peu importe si les critères de réussite sont invisibles aux autres, du moment qu'elles les éprouvent.
A l'époque comme aujourd'hui, le critère de réussite n'a pas changé, ni le discours : pour les filles de migrants, la seule voie de salut, ce sont les diplômes, pour se défaire de ce qui est stéréotypé : la pression des parents, de la pression de l'islam, de l'enfermement... Les filles en sont revenues, elles savent que ça ne les protège de rien, dans la société. Elles subissent les mêmes discriminations à l'emploi que les garçons, de manière peut-être moins massive et frontale. Ce que j'appelle la discrimination douce. (Changement de nom, postes déjà pourvus...) Elles se sont calmées sur les ambitions émancipatrices, mais ont gagné en lucidité sur la rhétorique émancipatrice. Elles ne demandent pas l'impossible, mais ce qu'elles demandent, elles estiment être en droit de l'obtenir : un emploi et un salaire.
Pote à Pote : Quelle différence de revendication entre les anciennes et celles d'aujourd'hui ?
N.G. : D'abord, il y a une revendication tournée vers la société : arrêtez de nous assigner à notre différence, celle prétendue de la femme arabo-musulmane, parce que c'est l'enfermement absolu. Là où la société française pense leur lancer une bouée, elle les enfonce, en leur disant vous n'êtes pas comme les autres, d'ailleurs, montrez-moi que vous êtes bien française, bien intégrée, et que vous réussissez socialement. Ce sont les mots de l'assignation à la différence.
L'autre revendication s'adresse aux hommes, à leurs hommes, les pères, les frères, les amants potentiels..., à la fois en attestant de la souffrance qu'ils vivent (le père qui a souffert, le frère qu'on a forcé à se marier ou celui qui en rajoute dans la virilité...), elles renvoient aux garçons un questionnement : qu'est-ce que vous faites, vous pouvez aussi vous sortir de ces situations. Au lieu d'être dans des logiques de concurrence, on peut être dans des logiques d'aide mutuelle, de complicité.
Aujourd'hui, on se retrouve dans une situation ou des femmes, descendantes de migrants qui auraient réussi sont érigées non plus en beurette, mais en élite, montrée en exemple, et face à laquelle on pourrait montrer les contre-exemples : les mauvais élèves, les petits délinquants de banlieue, les filles qui portent le voile... Le risque de continuer de parler de réussite sociale est de constituer artificiellement une élite et de la flatter. C'est un cadeau empoisonné. Il y a là un enjeu essentiel : réussir, c'est précisément en finir avec cette notion d'élitisme et de méritocratie.
Propos recueillis par Laurence Wurtz"
Pote à Pote : Les femmes de la Marche de beurs expliquent qu'elles ont eu à faire face à des conflits, souvent elles ont dû quitter un temps le foyer familial, pour s'émanciper. Aujourd'hui, les jeunes filles issues de l'immigration ont-elles le même parcours, les mêmes combats à mener ?
Nacira Guénif : Il y a une différence entre ces deux générations. La première a totalement adhéré au discours émancipateur. La seconde n'en voit pas forcément la véracité et l'utilité. Elle commence à peine aujourd'hui, à travers des mouvements, comme le manifeste Ni putes, ni soumises, à se réapproprier le discours féministe. Le féminisme a complètement glissé sur celles qui avaient trente ans dans les années 70. Elles y ont cru, s'y sont accroché et en ont été éjectées. Elles n'y ont pas trouvé leur place, ou en payant un prix trés cher, la fugue, les ruptures.
Pote à Pote : Les trentenaires d'aujourd'hui n'ont plus la même définition de la réussite que leurs aînées ?
N.G. : Je ne crois pas. On continue à se demander comment les femmes musulmanes de France réussissent. La différence est peut-être là : la conformité à la réussite sociale est toujours requise, mais ce qui est nouveau, c'est que les jeunes femmes ne cèdent pas forcément à cette injonction. Réussir oui, mais pas à n'importe quel prix. Elles prennent les distances nécessaires par rapport à un certain standard qui leur serait imposé, même concernant les études. Se dessine alors une définition personnelle de la réussite qui du coup n'est plus sociale. On peut dissocier réussite et monde social. Peu importe si les critères de réussite sont invisibles aux autres, du moment qu'elles les éprouvent.
A l'époque comme aujourd'hui, le critère de réussite n'a pas changé, ni le discours : pour les filles de migrants, la seule voie de salut, ce sont les diplômes, pour se défaire de ce qui est stéréotypé : la pression des parents, de la pression de l'islam, de l'enfermement... Les filles en sont revenues, elles savent que ça ne les protège de rien, dans la société. Elles subissent les mêmes discriminations à l'emploi que les garçons, de manière peut-être moins massive et frontale. Ce que j'appelle la discrimination douce. (Changement de nom, postes déjà pourvus...) Elles se sont calmées sur les ambitions émancipatrices, mais ont gagné en lucidité sur la rhétorique émancipatrice. Elles ne demandent pas l'impossible, mais ce qu'elles demandent, elles estiment être en droit de l'obtenir : un emploi et un salaire.
Pote à Pote : Quelle différence de revendication entre les anciennes et celles d'aujourd'hui ?
N.G. : D'abord, il y a une revendication tournée vers la société : arrêtez de nous assigner à notre différence, celle prétendue de la femme arabo-musulmane, parce que c'est l'enfermement absolu. Là où la société française pense leur lancer une bouée, elle les enfonce, en leur disant vous n'êtes pas comme les autres, d'ailleurs, montrez-moi que vous êtes bien française, bien intégrée, et que vous réussissez socialement. Ce sont les mots de l'assignation à la différence.
L'autre revendication s'adresse aux hommes, à leurs hommes, les pères, les frères, les amants potentiels..., à la fois en attestant de la souffrance qu'ils vivent (le père qui a souffert, le frère qu'on a forcé à se marier ou celui qui en rajoute dans la virilité...), elles renvoient aux garçons un questionnement : qu'est-ce que vous faites, vous pouvez aussi vous sortir de ces situations. Au lieu d'être dans des logiques de concurrence, on peut être dans des logiques d'aide mutuelle, de complicité.
Aujourd'hui, on se retrouve dans une situation ou des femmes, descendantes de migrants qui auraient réussi sont érigées non plus en beurette, mais en élite, montrée en exemple, et face à laquelle on pourrait montrer les contre-exemples : les mauvais élèves, les petits délinquants de banlieue, les filles qui portent le voile... Le risque de continuer de parler de réussite sociale est de constituer artificiellement une élite et de la flatter. C'est un cadeau empoisonné. Il y a là un enjeu essentiel : réussir, c'est précisément en finir avec cette notion d'élitisme et de méritocratie.
Propos recueillis par Laurence Wurtz"
Ecrit par libertad, le Dimanche 9 Février 2003, 21:51 dans la rubrique Féminisme pour l'égalité.