Couple, amour et sécurité
Celui que je préfère, c'est le chiffre deux, chante Sacha Distel. Le couple est-il une solution ? Les couples de l'année. Scènes de le vie conjugale, Mariage, Une partie de plaisir... Au cinéma, les problèmes du couple font recette, de même que dans la plupart des journaux féminins. Tiens c'est bizarre, aujourd'hui je suis amoureux de ma femme, chante Richard Anthony. De toutes mes idylles J'en ai fait le tour, aujourd'hui, je sais que c'est toi mon unique amour – c'est tout à fait normal lui répondent les choeurs.
En même temps, Actuel m'apprend que les clubs américains où l'on mieux échangeaient les partenaires sexuels, florissants il y a encore un an, ferment aujourd'hui leurs portes, et que ces pratiques sont remplacées par une forte aspiration à une communication vraie (Ellen Frankfort). Nous entrons dans une ère de dépression et d'instabilité. Les gens ont le coeur sombre et peu porté à la frivolité sexuelle (Gilbert Bartell).
Communication vraie, halte à la frivolité sexuelle, tu as toujours été mon unique amour, c'est sur ce fonds de retour aux vraies valeurs que se développe aujourd'hui une nouvelle offensive de ce qu'on peut bien appeler l'idéologie du couple, autour du thème dehors c'est de plus en plus dur, c'est encore à deux qu'on se tient le mieux les coudes.
Après la tornade
Notons ce qui différencie le couple d'aujourd'hui de celui d'hier. Avant, il s'agissait de fonder une petite famille pimpante, d'avoir des enfants, et de rallier une norme sociale. Depuis, une tornade est passée sur la famille. Et, bien que la cellule papa-maman-gamins constitue encore la base de notre organisation sociale, toujours défendue comme citadelle avancée de l'âme occidentale, les arguments .pour la défendre se font aujourd'hui plus rares, surtout dans les milieux qui pensent à gauche. On continue quand même à se marier (c'est plus tranquille) et même à faire baptiser les enfants (sinon ça ferait trop de peine à maman), mais la dissolution progressive des croyances religieuses a fait perdre à la famille son rôle sacré. De plus en plus on l'accepte comme une sorte de nécessité sociale, sans plus.
En repli sur la famille, l'idéologie s'accroche à un nouveau bastion, apparemment imprenable : le couple.
Alors là, on néglige les valeurs religieuses, les implications transcendantales on rejette ces arguments aujourd'hui exsangues. Et, comme Giscard, on parle pratique, efficace.
Bien sûr, le couple, c'est peut-être un peu étroit, mais n'est-ce pas, comme la démocratie, la moins mauvaise des solutions ? D'où cette abondance de textes, d'articles, de livres, de films, de chansons, qui tous ont en commun de raconter l'histoire de gens qui ont voulu trahir .la nécessité du couple et se sont cassés la figure. Ensemble, ils étalent bien, chante aussi Bécaud à propos d'un couple désuni.
Trahison et séparation
Il y a donc du nouveau. Le couple d'aujourd'hui est un code d'après la tornade. Liberté sexuelle, fête, partouzes, les ouragans sont passés, on a jeté sa gourme, on n'est plus des petits-bourgeois bloqués. Et pourtant, en toute lucidité, il faut bien admettre qu'il est difficile de vivre autrement qu'à deux.
En exergue, les malheurs de ceux qui enfreignent la règle. Dans le film de Chabrol, le mari, audacieux en diable, dit un jour à sa fidèle épouse « pourquoi n'essaies-tu pas une expérience extra-conjugale ». Elle essaie. Le soir où elle faute avec un beau ténébreux, le mari se réfugie dans la chambre de leur petite fille et les yeux embués de larmes, il écoute les gémissements extasiés de sa compagne. La femme tombera amoureuse du ténébreux (croyance bien connue : Les femmes sont à vos pieds dès qu'on les baise bien), et le mari va se retrouver seul, désespéré, suppliant sa femme de revenir. Il finira par la tuer.
Bergman, en plus subtil, développe aussi le thème de la séparation. Peut-on bafouer des années de vie commune ? Bien sûr, l'atmosphère du couple en question est un peu conformiste, popote, bonne conscience. mais autrement c'est si dur. L'homme sortira de l'épreuve brisé : sa trahison ne lui aura pas porté bonheur. Le travail de Bergman, en réalité, est infiniment plus nuancé, sur tout quant au portrait de la femme, à qui la nouvelle liberté ne va pas si mal. Il n'empêche que ce long film est d'abord ressenti comme le drame de la désagrégation d'un couple.
Un autre film avait bien montré à quel point, sous des dehors de liberté, les nécessités du couple restent impératives : Le chaud lapin de Pascal Thomas. Un célibataire s'égare parmi des couples; dans une maison de vacances. Il s'imagine pouvoir s'amuser avec toutes les filles qu'il rencontrera, on le lui avait d'ailleurs promis avec des sous-entendus complices. En réalité il ne fera rien du tout, et s'apercevra que l'univers des femmes qu'il rencontre n'est toujours structuré que par rapport à un homme, un seul. Lui n'est là que comme témoin, spectateur de jeux de couples, qui font leur cinéma devant lui.
Chez Thomas, à ce point de médiocrité la vie à deux se présente comme une morale de la paresse et de la lâcheté. L'attachement éternel n'est que l'humide complaisance sur des habitudes prises ensemble. Et les problématiques de l'amour et du désir (qui sont réelles) se trouvent ramollies, engluées sous le fatras des petites complicités quotidiennes. Confort hautement convaincant dans un monde désormais hostile.
Et voilà comment, grâce à ce bon sens, on réintroduit la morale familiale. Le couple n'est que le cheval de Troie de la famille, d'une famille dégagée des attributs solennels de la religion, mais parée désormais des vertus aujourd'hui de mise : efficacité, bon sens.
misère sexuelle
Là encore, il s'agit des retombées d'une pseudo-liberté hypocrite. Pendant une dizaine d'années, on a rebattu les oreilles de tout le monde avec les thèmes de la liberté sexuelle, de l'échange des partenaires, de la polygamie, etc... Parfait en théorie. Parfait, sur les murs, dans les journaux, dans les films. Hélas, la réalité quotidienne est autre. Cette liberté n'est possible qu'à une petite élite de privilégiés friqués, qui peuvent passer leur temps à organiser des parties, à draguer des filles, à vivre comme on vit dans les films de Chabrol. Pour les autres, rien du tout. D'où la misère sexuelle pour les uns, pour tous la solitude. Quand on passe dix heures par jour au travail ou dans les transports, on n'a guère le temps d'organiser ses soirées.
D'où la conclusion, aujourd'hui plus évidente que jamais (puisqu'on a essayé tout le reste), que le couple est la seule solution viable pour des gens qui travaillent.
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de la sexualité de groupe, de la polygamie, ou au contraire de la solitude hautaine, ni de se moquer (ce serait stupide) de ceux qui n'ont qu'un partenaire. Chacun doit pouvoir vivre comme il l'entend, et il en est des couples comme du reste : il y en a de conformistes, douillets, orageux, passionnés, indifférents, réussis, loupés. Ce que le veux dire est d'un autre ordre, et ne vise qu'à dénoncer une morale du couple institutionnalisé et pépère, morale qui exclut les solitaires et rend difficile une vie différente.
Amant de coeur
Il faut dénoncer cette norme qui veut qu'un garçon ou une fille seuls soient immédiatement suspects. Une fille seule ? Elle doit être minable, ne peut pas trouver de type, être frigide ou malade. Un garçon ? Impossible à vivre, dépravé sexuel, pédé ou impuissant, en tout cas pas recommandable. Sur le (ou la) solitaire, s'accumulent à la fois les soupçons traditionnels de ne pas être un bon citoyen, marié et père de famille, mais aussi ceux - plus modernistes - d'avoir une sexualité suspecte. Masturbateur au débauché, en tout cas anormal. Poursuivie à la fois par les impôts et la suspicion de ses contemporains, la femme se mariera à n'importe qui (pour ne pas passer pour une vieille fille) et le garçon se laissera piéger par le charme discret des pantoufles et de la petite tambouille. Libre mais solitaire était la devise de Brahms, qui avait choisi cette forme d'existence pour se consacrer à une oeuvre. Aujourd'hui, il aurait pu dire libre mais suspect.
Ce terrorisme se nourrit de l'amalgame qui est fait aujourd'hui entre le couple et l'amour. Si deux êtres s'aiment, ils doivent vivre ensemble. A l'envers, tous ceux qui vivent ensemble s'aiment d'une façon ou d'une autre, même si c'est diffus. Voilà le postulat sur lequel nous vivons. Il faut remarquer que cet état de fait est historiquement neuf. Il n'y a pas longtemps que concordent la liaison officielle et les élans du coeur. Sans remonter jusqu'au Moyen-âge, où les dames mariées de force se devaient de prendre un amant (c'est l'amour courtois), l'idée de l'amant de coeur, dissociée des nécessités sociales du mariage ou de d'union officielle, n'est pas si ancienne.
Il a fallu la montée des classes moyennes, la perte de la solennité du mariage et des implications financières qu'il comporte, pour qu'on puisse imaginer de vivre simplement avec quelqu'un qu'on aime. Dans le dernier numéro de Elle, on pouvait lire un article où Marcelle Auclair confiait que, sous des dehors libérés, les jeunes se comportaient de façon plus conformiste qu'à son époque. Elle évoquait les « cinq à sept », les cachoteries, bref, les milles petites embûches qu'une passion devait surmonter pour exister, alors qu'aujourd'hui les gens du même âge ne pensent qu'à s'installer au plus vite à deux pour partager les difficultés de la vie.
Loin de moi l'idée de faire l'apologie des censures, et de l'hypocrisie des ménages à plusieurs, caractéristiques de l'univers bourgeois d'avant. Je veux simplement dire qu'il n'était pas possible à l'époque d'utiliser l'Amour avec un grand A pour imposer une morale sociale, puisqu'il étais admis qu'on n'avait pas tellement de chance de vivre avec qui on aimait. Aujourd'hui c'est possible, et on ne manque pas de le faire. L'amour donne un couple, et le couple engendre l'amour. Ce qui est finalement une résurgence de l'impératif métaphysique du couple : ce n'est plus Dieu qui le veut, mais l'Amour. Si on n'est pas deux, on est exclu aussi de cette grâce sanctifiante, de ce Saint-Esprit qu'est l'Amour lorsqu'il vient toucher les élus d'entre nous.
La passion amoureuse existe, elle reste souvent mystérieuse, et souvent violente. Parlons-en, mais s'il vous plaît ne mélangeons pas ça à cette morale de serpillère. J'ai été impressionné par un livre qui présente des poésies d'adolescents, et par le retour vers une forme assez baroque de l'expression lyrique. Je veux dire que l'Amour y est perçu comme une force invisible, décrit et aimé comme un phénomène autonome, paroxystique d'une grande richesse, qui force à sortir de ses gonds, qui décale toute la perception de la réalité vers une métaphore dont la figure première est l'être aimé, bref qu'il dresse une sorte de géographie, de « carte du tendre » où le monde entier est métamorphosé, basculé vers un centre nouveau. Ces écoliers ne parlent pas tout de suite du nid douillet et du boeuf bourguignon. Ça donne de l'espoir.
Jean-Michel Damien
Politique Hebdo #161 du 6 au 12 février 1975
En même temps, Actuel m'apprend que les clubs américains où l'on mieux échangeaient les partenaires sexuels, florissants il y a encore un an, ferment aujourd'hui leurs portes, et que ces pratiques sont remplacées par une forte aspiration à une communication vraie (Ellen Frankfort). Nous entrons dans une ère de dépression et d'instabilité. Les gens ont le coeur sombre et peu porté à la frivolité sexuelle (Gilbert Bartell).
Communication vraie, halte à la frivolité sexuelle, tu as toujours été mon unique amour, c'est sur ce fonds de retour aux vraies valeurs que se développe aujourd'hui une nouvelle offensive de ce qu'on peut bien appeler l'idéologie du couple, autour du thème dehors c'est de plus en plus dur, c'est encore à deux qu'on se tient le mieux les coudes.
Après la tornade
Notons ce qui différencie le couple d'aujourd'hui de celui d'hier. Avant, il s'agissait de fonder une petite famille pimpante, d'avoir des enfants, et de rallier une norme sociale. Depuis, une tornade est passée sur la famille. Et, bien que la cellule papa-maman-gamins constitue encore la base de notre organisation sociale, toujours défendue comme citadelle avancée de l'âme occidentale, les arguments .pour la défendre se font aujourd'hui plus rares, surtout dans les milieux qui pensent à gauche. On continue quand même à se marier (c'est plus tranquille) et même à faire baptiser les enfants (sinon ça ferait trop de peine à maman), mais la dissolution progressive des croyances religieuses a fait perdre à la famille son rôle sacré. De plus en plus on l'accepte comme une sorte de nécessité sociale, sans plus.
En repli sur la famille, l'idéologie s'accroche à un nouveau bastion, apparemment imprenable : le couple.
Alors là, on néglige les valeurs religieuses, les implications transcendantales on rejette ces arguments aujourd'hui exsangues. Et, comme Giscard, on parle pratique, efficace.
Bien sûr, le couple, c'est peut-être un peu étroit, mais n'est-ce pas, comme la démocratie, la moins mauvaise des solutions ? D'où cette abondance de textes, d'articles, de livres, de films, de chansons, qui tous ont en commun de raconter l'histoire de gens qui ont voulu trahir .la nécessité du couple et se sont cassés la figure. Ensemble, ils étalent bien, chante aussi Bécaud à propos d'un couple désuni.
Trahison et séparation
Il y a donc du nouveau. Le couple d'aujourd'hui est un code d'après la tornade. Liberté sexuelle, fête, partouzes, les ouragans sont passés, on a jeté sa gourme, on n'est plus des petits-bourgeois bloqués. Et pourtant, en toute lucidité, il faut bien admettre qu'il est difficile de vivre autrement qu'à deux.
En exergue, les malheurs de ceux qui enfreignent la règle. Dans le film de Chabrol, le mari, audacieux en diable, dit un jour à sa fidèle épouse « pourquoi n'essaies-tu pas une expérience extra-conjugale ». Elle essaie. Le soir où elle faute avec un beau ténébreux, le mari se réfugie dans la chambre de leur petite fille et les yeux embués de larmes, il écoute les gémissements extasiés de sa compagne. La femme tombera amoureuse du ténébreux (croyance bien connue : Les femmes sont à vos pieds dès qu'on les baise bien), et le mari va se retrouver seul, désespéré, suppliant sa femme de revenir. Il finira par la tuer.
Bergman, en plus subtil, développe aussi le thème de la séparation. Peut-on bafouer des années de vie commune ? Bien sûr, l'atmosphère du couple en question est un peu conformiste, popote, bonne conscience. mais autrement c'est si dur. L'homme sortira de l'épreuve brisé : sa trahison ne lui aura pas porté bonheur. Le travail de Bergman, en réalité, est infiniment plus nuancé, sur tout quant au portrait de la femme, à qui la nouvelle liberté ne va pas si mal. Il n'empêche que ce long film est d'abord ressenti comme le drame de la désagrégation d'un couple.
Un autre film avait bien montré à quel point, sous des dehors de liberté, les nécessités du couple restent impératives : Le chaud lapin de Pascal Thomas. Un célibataire s'égare parmi des couples; dans une maison de vacances. Il s'imagine pouvoir s'amuser avec toutes les filles qu'il rencontrera, on le lui avait d'ailleurs promis avec des sous-entendus complices. En réalité il ne fera rien du tout, et s'apercevra que l'univers des femmes qu'il rencontre n'est toujours structuré que par rapport à un homme, un seul. Lui n'est là que comme témoin, spectateur de jeux de couples, qui font leur cinéma devant lui.
Chez Thomas, à ce point de médiocrité la vie à deux se présente comme une morale de la paresse et de la lâcheté. L'attachement éternel n'est que l'humide complaisance sur des habitudes prises ensemble. Et les problématiques de l'amour et du désir (qui sont réelles) se trouvent ramollies, engluées sous le fatras des petites complicités quotidiennes. Confort hautement convaincant dans un monde désormais hostile.
Et voilà comment, grâce à ce bon sens, on réintroduit la morale familiale. Le couple n'est que le cheval de Troie de la famille, d'une famille dégagée des attributs solennels de la religion, mais parée désormais des vertus aujourd'hui de mise : efficacité, bon sens.
misère sexuelle
Là encore, il s'agit des retombées d'une pseudo-liberté hypocrite. Pendant une dizaine d'années, on a rebattu les oreilles de tout le monde avec les thèmes de la liberté sexuelle, de l'échange des partenaires, de la polygamie, etc... Parfait en théorie. Parfait, sur les murs, dans les journaux, dans les films. Hélas, la réalité quotidienne est autre. Cette liberté n'est possible qu'à une petite élite de privilégiés friqués, qui peuvent passer leur temps à organiser des parties, à draguer des filles, à vivre comme on vit dans les films de Chabrol. Pour les autres, rien du tout. D'où la misère sexuelle pour les uns, pour tous la solitude. Quand on passe dix heures par jour au travail ou dans les transports, on n'a guère le temps d'organiser ses soirées.
D'où la conclusion, aujourd'hui plus évidente que jamais (puisqu'on a essayé tout le reste), que le couple est la seule solution viable pour des gens qui travaillent.
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de la sexualité de groupe, de la polygamie, ou au contraire de la solitude hautaine, ni de se moquer (ce serait stupide) de ceux qui n'ont qu'un partenaire. Chacun doit pouvoir vivre comme il l'entend, et il en est des couples comme du reste : il y en a de conformistes, douillets, orageux, passionnés, indifférents, réussis, loupés. Ce que le veux dire est d'un autre ordre, et ne vise qu'à dénoncer une morale du couple institutionnalisé et pépère, morale qui exclut les solitaires et rend difficile une vie différente.
Amant de coeur
Il faut dénoncer cette norme qui veut qu'un garçon ou une fille seuls soient immédiatement suspects. Une fille seule ? Elle doit être minable, ne peut pas trouver de type, être frigide ou malade. Un garçon ? Impossible à vivre, dépravé sexuel, pédé ou impuissant, en tout cas pas recommandable. Sur le (ou la) solitaire, s'accumulent à la fois les soupçons traditionnels de ne pas être un bon citoyen, marié et père de famille, mais aussi ceux - plus modernistes - d'avoir une sexualité suspecte. Masturbateur au débauché, en tout cas anormal. Poursuivie à la fois par les impôts et la suspicion de ses contemporains, la femme se mariera à n'importe qui (pour ne pas passer pour une vieille fille) et le garçon se laissera piéger par le charme discret des pantoufles et de la petite tambouille. Libre mais solitaire était la devise de Brahms, qui avait choisi cette forme d'existence pour se consacrer à une oeuvre. Aujourd'hui, il aurait pu dire libre mais suspect.
Ce terrorisme se nourrit de l'amalgame qui est fait aujourd'hui entre le couple et l'amour. Si deux êtres s'aiment, ils doivent vivre ensemble. A l'envers, tous ceux qui vivent ensemble s'aiment d'une façon ou d'une autre, même si c'est diffus. Voilà le postulat sur lequel nous vivons. Il faut remarquer que cet état de fait est historiquement neuf. Il n'y a pas longtemps que concordent la liaison officielle et les élans du coeur. Sans remonter jusqu'au Moyen-âge, où les dames mariées de force se devaient de prendre un amant (c'est l'amour courtois), l'idée de l'amant de coeur, dissociée des nécessités sociales du mariage ou de d'union officielle, n'est pas si ancienne.
Il a fallu la montée des classes moyennes, la perte de la solennité du mariage et des implications financières qu'il comporte, pour qu'on puisse imaginer de vivre simplement avec quelqu'un qu'on aime. Dans le dernier numéro de Elle, on pouvait lire un article où Marcelle Auclair confiait que, sous des dehors libérés, les jeunes se comportaient de façon plus conformiste qu'à son époque. Elle évoquait les « cinq à sept », les cachoteries, bref, les milles petites embûches qu'une passion devait surmonter pour exister, alors qu'aujourd'hui les gens du même âge ne pensent qu'à s'installer au plus vite à deux pour partager les difficultés de la vie.
Loin de moi l'idée de faire l'apologie des censures, et de l'hypocrisie des ménages à plusieurs, caractéristiques de l'univers bourgeois d'avant. Je veux simplement dire qu'il n'était pas possible à l'époque d'utiliser l'Amour avec un grand A pour imposer une morale sociale, puisqu'il étais admis qu'on n'avait pas tellement de chance de vivre avec qui on aimait. Aujourd'hui c'est possible, et on ne manque pas de le faire. L'amour donne un couple, et le couple engendre l'amour. Ce qui est finalement une résurgence de l'impératif métaphysique du couple : ce n'est plus Dieu qui le veut, mais l'Amour. Si on n'est pas deux, on est exclu aussi de cette grâce sanctifiante, de ce Saint-Esprit qu'est l'Amour lorsqu'il vient toucher les élus d'entre nous.
La passion amoureuse existe, elle reste souvent mystérieuse, et souvent violente. Parlons-en, mais s'il vous plaît ne mélangeons pas ça à cette morale de serpillère. J'ai été impressionné par un livre qui présente des poésies d'adolescents, et par le retour vers une forme assez baroque de l'expression lyrique. Je veux dire que l'Amour y est perçu comme une force invisible, décrit et aimé comme un phénomène autonome, paroxystique d'une grande richesse, qui force à sortir de ses gonds, qui décale toute la perception de la réalité vers une métaphore dont la figure première est l'être aimé, bref qu'il dresse une sorte de géographie, de « carte du tendre » où le monde entier est métamorphosé, basculé vers un centre nouveau. Ces écoliers ne parlent pas tout de suite du nid douillet et du boeuf bourguignon. Ça donne de l'espoir.
Jean-Michel Damien
Politique Hebdo #161 du 6 au 12 février 1975
Ecrit par libertad, le Vendredi 11 Février 2005, 00:56 dans la rubrique Le quotidien.