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L'anti-patriarcat, ou pourquoi dépasser le féminisme institutionnel…
Lu sur A-infos : "Sujet aussi vaste que classique que celui d'évaluer la " portée révolutionnaire " d'un mouvement social, plus encore lorsqu'il est, par sa nature même, centré sur un sujet spécifique – mouvement des femmes, des homosexuels, des minorités ethniques ou nationales, etc. Le cas du féminisme est cependant particulièrement éclairant, dans la mesure où, presque depuis ses origines, il est divisé entre deux tendances qui, si elles se retrouvent souvent sur des luttes précises, présentent deux orientations bien distinctes.


Le point crucial est l'articulation établie entre le problème particulier,
ici la place des femmes, et le contexte plus général dans lequel la lutte
s'inscrit. Or la première tendance, actuellement dominante et que je propose
d'appeler " féminisme institutionnel ", refuse de voir dans sa lutte un
point d'entrée à une remise en cause globale du système. Ironie, elle
retrouve ainsi l'affirmation des antiféministes " de gauche " qui niaient la
valeur de ce combat, trop spécifique selon eux puisque concernant uniquement
les femmes. Ainsi du PC du début des années 1960, qui accordait une sorte de
" monopole révolutionnaire " à la lutte des classes conçue sur un plan
strictement économique.
Ce qui sépare féministes institutionnel(le)s et anti-féministes n'est alors
qu'une différence d'appréciation : est-il légitime ou non de mener une lutte
sur un sujet spécifique (la place des femmes), cette lutte constitue-t-elle
ou non un détournement de l'énergie révolutionnaire vers une impasse
réformiste ? Le combat des féministes institutionnel(le)s est alors de faire
admettre la valeur et la légitimité d'une lutte spécifique quant à aux
traitement des femmes – ce qui passe par la construction d'un groupe, " les
femmes ", ou pire encore sa naturalisation, via la figure de " La Femme ".
Ce faisant, les féministes institutionnel(le)s ne font que reproduire une
coupure préexistante et socialement dominante. Dans cette perspective, il ne
s'agit que d'obtenir l'égalité entre ce groupe et les autres – soit, ici, le
traitement égal et homogène des individus femmes et des individus hommes.
Mais cette catégorisation et cet objectif d'égalité limite singulièrement la
portée de cette lutte. Car le critère central de la partition, la partition
hommes/femmes, n'est jamais interrogé. Plus encore, il ne peut pas l'être ;
la logique du féminisme est inscrite dans son étymologie : le féminisme est
un système (cf. suffixe " isme ") qui appréhende la réalité sous l'angle de
la caractéristique " être femme ".
Institutionnel, ce féminisme l'est donc en deux sens. D'abord par son mode
d'intervention, qui passe le plus souvent par le dialogue avec les
institutions politiques, négociations, lobbying, etc. – mode d'action qui
suffirait pour lui nier toute portée révolutionnaire. Mais cette
caractéristique n'est ni générale, ni la plus importante pour définir ce
qu'est le féminisme institutionnel ; en effet, certains groupes se réclamant
du " féminisme radical ", bien que refusant l'intégration aux institutions
politiques, s'apparentent au féminisme institutionnel, dans la mesure où ils
contribuent à la seconde reproduction, et la plus importante – celle de
l'institution que constitue le partage des individus selon l'axe
homme/femme.
Car cet axe, accepté et reproduit de fait par les féministes
institutionnel(le)s, est en réalité une construction sociale, qui fonctionne
comme qualification artificielle d'une réalité naturelle. Autrement dit qui,
à partir d'un donné inné, le sexe biologique, développe un corpus normatif
de qualités, comportements, modes – ce que l'on appelle le genre. Ainsi des
individus, biologiquement mâles ou femelles, sont métamorphosés en
exemplaires de genres sociaux, homme ou femme, porteurs des façons d'être
qui y sont attachées, virilité ou féminité. L'objectif idéal du système
étant bien sûr que sexe et genre se recoupent parfaitement. D'où les
phénomènes d'inculcation omniprésents dans le discours social, qu'il
s'agisse de l'éducation proprement dite, des médias, de la publicité, etc.
Il s'agit là d'un modèle exemplaire de contrôle social sur l'individu,
instrumentalisé par le capitalisme (cf., par exemple, les consommations
ciblées selon le genre, vêtements, jouets, etc.), mais qui ne s'y réduit pas
: comparer les sociétés, dans le temps ou dans l'espace, permet de retrouver
ce type de partition dans la plupart des cas.
C'est à partir de cette réalité que se construit la seconde tendance,
l'anti-patriarcat. Qui pourrait aussi bien se nommer " anti-matriarcat ",
dans une société où la partition homme/femme serait source d'une hiérarchie
au profit de la seconde catégorie. Car le point essentiel, ici, est de
dépasser ce type de catégorisation sociale fondé sur un critère sexuel, qui
tend à réduire l'individu en représentant d'un modèle. Cette lutte se fonde
sur une exigence de liberté de l'individu vis-à-vis des contraintes
sociales, elle vise à remplacer l'hétéronomie de la construction sociale par
l'autonomie nécessaire à la construction de soi.
La question de la spécificité de la lutte se déplace, abordée selon un angle
universel : il ne s'agit plus seulement de la lutte des femmes, mais de la
lutte des individus, femmes et hommes, contre leur catégorisation sociale en
genres préétablis. Elle est donc essentiellement anti-institutionnelle, dans
la mesure même où elle nie toute valeur à la partition homme/femme, au nom
de la liberté de choix de l'individu. Et elle est (anti-)sociale, puisque
l'hétéronomie que constitue cette partition est insérée dans un réseau de
déterminations bien plus large et bien plus divers, qui se soutiennent
mutuellement et qui doivent être attaquées globalement.
Prendre comme point d'ancrage la liberté de l'individu, plutôt que l'égalité
de groupes, viser l'autonomie plutôt que l'isonomie – ainsi peut se résumer
la différence de perspective entre féminisme institutionnel et
anti-patriarcat.
Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu'il faille nier la réalité de la
partition homme/femme actuellement. Tous et toutes, construit(e)s
socialement, nous sommes porteurs à des degrés divers des archétypes de
genre. Simplement, l'anti-patriarcat se donne comme but leur destruction, là
où le féminisme institutionnel les assume et ne vise qu'à égaliser la valeur
qui leur est socialement attribuée. Différence de perspective centrale, qui
permet de distinguer des pratiques qui, à première vue, peuvent sembler
identiques. Ainsi de la non-mixité, à la fois tant vantée et tant décriée,
alors qu'il ne s'agit que d'un besoin ressenti à un moment donné par un
groupe d'individus du même genre de se retrouver ensemble – besoin dont la
légitimité n'a pas à être jugée. Tout dépend de la perspective dans laquelle
il s'inscrit. En effet, s'il marque la prégnance des catégories de genre, il
peut aussi marquer une prise de conscience (via la simple question "
pourquoi ressentons-nous le besoin d'être entre femmes / entre hommes ? "),
un moment vers leur dépassement – bref, un moyen de lutte. Quant à en faire
un idéal, à l'ériger en principe de fonctionnement social, comme certaines
féministes " radicales "… Pour le dire vite, il me semble qu'il suffit
parfois de remplacer les notions de race ou d'ethnie par celle de sexe pour
retrouver le discours dit " racisme différencialiste " impulsé par la
Nouvelle Droite. Egaux, certes, mais tellement différents que nous ne
pouvons vivre ensemble… et tous les hommes sont machos comme tous les
musulmans sont terroristes. Face à ce type de catégorisation abusive,
qu'elles émanent de la société ou de mouvements revendicatifs,
l'anti-patriarcat parie sur l'autonomie, sur la remise en cause radicale ici
et maintenant, et dès le niveau interindividuel.
Différence ne signifie pourtant pas coupure absolue. Egalité et liberté ne
s'excluent pas l'une l'autre – au contraire. Il est certes regrettables de
voir certain(e)s féministes institutionnel(le)s présenter l'égal accès des
femmes aux postes de dirigeants économique ou politique comme une victoire
de la liberté des femmes. Sans s'intéresser, donc, au fait que cette liberté
des femmes aboutit à les intégrer à un système autoritaire et hiérarchique
(=inégalitaire), qu'il s'agit d'une liberté… de commander. Pouvoir
commander, pouvoir restreindre la liberté d'autres individus, belle
victoire… si l'on ne considère que l'axe homme/femme, et si l'objectif est
l'égalité des chances de groupes et non la liberté de tous les individus.
Mais si l'égalité peut aisément se suffire à elle-même et se désintéresser
de la liberté, l'inverse n'est pas vrai. Car l'égalité est une condition,
nécessaire à défaut d'être suffisante, de la liberté. Aucune liberté ne peut
se fonder sur une relation hiérarchique – pas même celle du Maître, qui
dépend de l'existence de l'Esclave pour être reconnu comme tel. Il faut
cependant noter que l'égalité exigée par l'anti-patriarcat dépasse
l'isonomie pour atteindre l'anomie sexuelle : non plus égalité des genres,
mais destruction des genres et du critère " sexe " pour évaluer autrui.
Certaines revendications féministes à visée purement égalitaire, dans le
traitement salarial ou la répartition des tâches domestiques par exemple,
sont ainsi des voies vers l'anomie sexuelle.
On peut évidemment s'interroger sur la possibilité de voir cette anomie
s'installer, de voir disparaître complètement toute construction des genres.
Là n'est pas l'essentiel : l'anti-patriarcat est une lutte, pas un système.
Anti-institutionnel par nature, il est impossible de l'établir par décret –
un acte législatif nécessitant non seulement une institution décisionnelle,
mais construisant également une institution par son discours même, en
l'occurrence les groupes " homme " et " femme ". Elle ne peut passer que par
une évolution des mentalités telle qu'on peut légitimement parler de
révolution culturelle, avec l'égalité comme base et la liberté comme but.
Dans la grande question des identités, contre toutes les catégories elle
opte pour une tâche exigeante, une lutte aussi permanente qu'exaltante - la
construction de soi et l'autonomie.

Alf

Texte tiré de No Pasaran # 36 (janvier 2005)

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Ecrit par libertad, le Samedi 5 Février 2005, 18:04 dans la rubrique Féminisme pour l'égalité.